Après le succès qu'a mon article "un accouchement comme un autre" ( je le vois aux stats de fréquentation du blog sur les articles) je me sens obligée de faire le même exercice avec un accouchement sans péri, beaucoup plus rare, mais que je préfère de loin ! A l'époque, des amies avaient commenté que "cela ne donnait pas envie" à cause de la médicalisation. Je vous laisse juge de cette autre forme de naissance!
La sonnette des salles de naissance raisonne. On soupire... nous n'avions plus aucune patiente avec mes collègues. C'est suffisament rare pour qu'à 4h du matin on n'aie plus si envie que ça que des femmes viennent nous voir... Eleonore, ma collègue auxiliaire de puériculture entreprend donc de parcourir le long et magnifique couloir de la maternité où je travaille, décoré de sa (célèbre) fresque qui représente le bord de mer et ses cabanes à carrelet pour s'enquérir de qui vient nous voir. Qui sait, peut-être est-ce un problème gynécologique qui ne concernera que l'interne de garde...
Mais pas de bol, elle me ramène un dossier bleu de femme enceinte avec un petit regard désolé et me dit : " Tu veux la prendre? ". Allez. Je me lève lourdement pendant que mes collègues s'empressent de dire "On peut la prendre si tu veux Ellis!", mais non, j'aime encore moins ne rien faire pendant que mes collègues travaillent, donc je me saisis du dossier en demandant à Eleonore qui est cette madame Da Tenas.
"C'est une petite primi, à terme. Elle a des contractions depuis 2h qui lui font mal, régulières toutes les 5 minutes."
Boah. Une primi, 2h de contractions? Ca sent le retour à domicile ... le col ne sera jamais ouvert. Je me met donc moi aussi à parcourir en long cet interminable couloir à fresque pour finalement frapper dans la salle d'admission 5 où la patiente attend en soufflant. Elle est accompagnée de sa mère. Elle vient tout juste d'avoir 18 ans - allelujah, les démarches administratives pour les mineures sont fastidieuses - et le papa n'est pas là. Il est parti quand elle lui a annoncé la grossesse. Alors que cette jeune maman souffle, pliée en deux, en appui sur le lit, sa mère me dit aussitôt que sa fille va accoucher, elle a des contractions douloureuses.
"D'accord. Bon, déjà on va attendre que la contraction se finisse."
Peu à peu, son corps tendu comme un arc se relache. Elle rouvre les yeux. Se remet à bouger. Elle fait si jeune... elle est blonde, les cheveux longs et emmêlés. Elle est toute fine, en jogging. Elle n'est pas très jolie, elle a encore de l'acnée sur tout le visage et sa peau est rendue rouge par l'effort.
"Bonjour ! C'est la première fois que vous venez nous voir?"
Rapidement je fais un interrogatoire pour savoir exactement le contexte, puis je lui explique le monito systématique que je dois lui faire pour constater les contractions et le rythme cardiaque du bébé. Je vais devoir l'examiner aussi pour savoir si je la garde pour son travail, ou si c'est encore trop tôt - comme je le redoute - et qu'elle doive rentrer à la maison.
"Ah hein? Vous allez m'examiner?
- Oui... je suis obligée, pour voir si les contractions que vous avez agissent sur le col de l'utérus, par là où sortira le bébé.
- Bon d'accord... maman tu peux sortir?
- Tu es sûre?
- Oui !"
Son ton est rendu brutal parce que commence une nouvelle contraction qui la coupe rapidement de la réalité. Elle se tord, ferme les yeux et gémit. Sa main serre fort la table d'examen. Pendant ce temps, sa mère sort à contrecoeur, pendant que j'enfile un doigtier après m'être lavé les mains. J'attends patiemment que la contraction se termine.
"C'est bon?"
Le bruit du coeur du bébé galope et nous berce.
"Oui." Elle retire son jogging et descend sa petite culotte. Elle s'installe, ramène son bassin à plat, moi j'ai mit du gel écho pour lubrifier le doigtier. Tout doucement j'inserre un doigt, et mentalement je soupire; elle est contractée comme pas deux, je sais que je vais lui faire mal si elle ne se détend pas.
"Je sais que ce n'est pas facile, mais il faut vous détendre au maximum. Je peux faire des pauses si vous voulez, on est pas pressées, mais je dois voir tout ce qu'il faut voir sur le col. Donc soufflez un bon coup. Voilà. Allez j'y vais."
Elle est toujours aussi contractée. Je ramène mon majeur en plus, et j'avance, doucement, doucement. Elle, elle regarde le plafond, s'aggrippant au bord de la table, en serrant les dents. Elle ne demande pas de pause.
Je trouve le col instantanément, le col est à 4 cm, donc tous les signes qui font dire qu'elle est en travail et que tout va rouler pour elle. La poche des eaux bombe sous mes doigts, prête à se rompre quand ça sera le moment, et derrière je sens la tête du bébé qui appuie bien. Je retire mes doigts avant qu'une nouvelle contraction arrive, je souris.
"Alors? fait-elle après avoir enduré la dernière contraction en serrant les dents.
- Vous êtes à 4 cm, c'est super ! Vous êtes en travail. Qu'est ce que vous souhaitez? Vous voulez la péridurale?" Je l'aide à renfiler sa petite culotte et son pantalon en même temps que je parle.
"Ah non, je veux pas la péridurale !
- D'accord. Vous pouvez changer d'avis à n'importe quel moment. Vous voulez prendre un bain?
- Pourquoi un bain? Je suis propre, j'ai pris ma douche hier soir. "Elle souffle, une autre contraction débute.
Je ris.
"Je sais que vous êtes propre, c'est juste que l'eau chaude ça détend les muscles et que les contractions sont plus facilement supportables dans l'eau." J'attend que la contraction se termine.
"Il faut que vous pensiez à respirer pendant les contractions, madame. C'est normal de faire de l'apnée quand on a mal, on le fait tous en temps normal. Mais là, vous avez un petit bébé dans le ventre et il a besoin d'oxygène lui aussi... donc concentrez vous sur la respiration. Vous comptez le nombre de fois que vous inspirez, et à chaque contraction vous devez respirer autant de fois, d'accord?
- D'accord.
- Je peux vous proposer des médicaments contre la douleur, je vous en donne?
- Non non ça va. Je veux bien prendre un bain.
- On attend que les 30 minutes de monito se terminent et on y va. Vous m'appelez si ça ne va pas? A tout à l'heure.
- A toute à l'heure."
En sortant, je fais un sourire à sa mère qui attend, anxieuse, devant la porte. Je lui annonce que sa fille est en travail et le programme qu'on a convenu. Elle sourit, soulagée, et rejoins la jeune femme.
Je retourne dans le bureau où sont mes collègues pour vérifier que les bilans, les échographies, les papiers administratifs et de suites de couche sont faits. Car oui, le boulot de sage-femme aujourd'hui c'est moitié moitié d'accompagnement et de paperasse. Chaque naissance nous prend facilement une heure de formalités, de création d'étiquettes, d'envoi de bilans sanguins, de création de dossier, d'impression de bilan, de remplissage de dossier, de fouille dans les bilans, de coups de fils, de remplissage de cahier de naissance, de déclaration de naissance, de carnet de santé etc.
Le médecin anesthésiste est justement là pour prendre la température du bloc avant de retourner se coucher.
"Alors, ta dame?
- Elle est à 4 cm. Elle ne veut pas de péridurale.
- Ahaha ça sent la péri dans une heure, quand je serai reparti me coucher quoi. C'est un premier bébé?
- Ouais. ( je suis la tête dans les papiers)
- Elle sait pas ce que c'est d'avoir mal! Ah ces primi... Je te parie que dans une heure tu me rappelle.
- Bah, peut-être, pour l'instant elle en veut pas."
Intérieurement, je me dis que ben c'est bête pour lui, mais c'est la vie, je le réveillerai sans aucun scrupule dans une heure si cette femme le souhaite. C'est son boulot, et c'est le mien de voir souffrir une femme pendant des heures durant.
Après plusieurs allers retours dans cet interminable couloir, la jeune femme est dans le bain pour la durée qu'elle souhaite, je l'ai perfusée avec un petit cathlon avec un bouchon, une sécurité obligatoire pour un accouchement même sans péridurale. On ne sait jamais comment ça se passe. Je suis restée avec elle un bout de temps, je lui donne des trucs pour gérer la douleur, je lui rappelle qu'elle peut changer d'avis n'importe quand pour la péridurale. Toutes les heures, je remet un monito en route pour voir comment va le bébé, et ma foi, il est en pleine forme. On ne sait pas le sexe. Elle me raconte peu sa vie, elle est rendue à un point où la douleur est tellement fréquente qu'elle n'a pas trop le temps de parler entre temps. Je ne l'examine plus.
2 heures plus tard, elle m'appelle. Elle est en pleine contraction en train de crier. Et pousser en même temps. Cest un cri très particulier, beaucoup plus profond et rauque, entrecoupé. Un cri particulier. Là, quand vous êtes sage-femme, vous vous dites "et merde, on va devoir faire l'accouchement dans la baignoire, j'aurai dû l'examiner!". Avec ma voix posée et pas stressée du tout alors que je suis déjà en train de me voir appeler mes collègues en catastrophe et que j'ai déjà les boules du scénario, je la calme. Je lui dis de se concentrer, la douleur est là mais c'est elle qui la maîtrise et l'accepte. Ca va s'arrêter, c'est une contraction comme une autre, ça va redescendre et elle ne doit pas perdre de vue ce moment là, et tenir. Elle se recalme et souffle.
J'ai découvert en étant sage-femme le pouvoir que j'ai rien qu'avec mes mots et ma voix. Je suis capable de canaliser ces femmes qui vivent des douleurs inimaginables, en ne sachant pas moi même ce que c'est. Je suis capable de les calmer, de leur faire entendre uniquement ma voix, et de les distraire de cette terrible douleur.
La contraction se termine.
" Ce serait bien que je regarde le col pour savoir où on en est, madame. C'est pour savoir si je peux me permettre de vous laisser dans le bain ou s'il faut que je vous emmène dans une salle de naissance.
- Oui, je veux bien!"
Et aussitôt la douleur revient, elle est toujours dans la baignoire. Dans ces moments là, je boue. J'aimerai qu'elle bouge pendant la contraction, qu'elle aille dans ce putain de lit, que je regarde ce col, que je sois déjà en train d'appeler mes collègues. Une contraction dure 2min, l'intervalle 1 min. Mais pareil, quand on est sage-femme on apprend à être patiente. Les choses se passent bien indépendamment de notre volonté. Et puis oui, elle ne peut pas bouger pendant la contraction et bien tant pis, on fera peut-être l'accouchement dans la baignoire.
Finalement, elle réussit à rejoindre le lit. Avant meme que je lui pose la question, c'est elle qui me dit "c'est bon allez y ". Elle est beaucoup plus détendue, et l'examen lui fait moins mal. J'y vois le résultat d'un début de confiance. Je prend aussi le temps de l'examiner, avec des pauses, comme la toute première fois, mais l'examen me dit très rapidement que oui, il va falloir aller en salle de naissance. Elle est à 7 cm, la tête est très basse et cette poche des eaux toujours intacte. Ca va très vite, pour un premier bébé.
On l'emmène en fauteuil dans la salle de naissance violette, parce qu'elle n'arrive plus à marcher, ses genoux ne la supportent plus, elle doit se mettre à genoux.
"Bon, on doit atteindre 10 cm, et que le bébé descende dans le bassin. Vous avez fait des cours de préparation à la naissance?
- Non, ma mère m'a tout expliqué."
Je grogne dans ma tête. Une mère c'est bien. Mais ça raconte des bêtises des fois.
"Vous avez constaté que pendant les contractions vous n'arrivez pas à rester droite non? Vous vous pliez en deux.
- Euh oui...
- Je vous conseille de vous mettre sur les ballons de gym qu'on a, vous allez voir que vous allez être mieux.
- Mouais...
- Essayez une fois au moins ! Si ça ne vous va pas, remettez vous dans le lit, ou debout.
- Bon d'accord, j'essaie."
Il est 7h du matin. L'anesthésiste est là pour une autre patiente. Je ne peux pas m'empêcher de lui annoncer comme une victoire personnelle que ma "petite primi" est à 7cm et qu'elle ne veut pas de péri.
Je rejette un coup d'oeil dans la salle violette. Retour dans le lit sur le côté. Le ballon n'a pas eu de succès. Si la tête est basse, la position assise ne doit pas lui convenir. Je lui ai proposé le protoxyde d'azote, ou "gaz hilarant" qui déconnecte de la réalité douloureuse d'une contraction. Elle l'a refusé.
Je suis en panne de conseils et d'aide. Sa mère la canalise très bien pendant les contractions. Je lui ai massé le bas du dos pendant une dizaine de minutes tout à l'heure, ça lui avait fait du bien, mais maintenant la douleur est à l'intérieur, sur le col. Je continue malgré tout de le faire quand je peux. Les monitos sont tous parfaits.
A 8h, la femme m'a demandé de réexaminer, elle est à 9 cm. Mes collègues arrivent et je ne l'accoucherai pas. Une étudiante sage-femme décide de la suivre avec Manu, la sage-femme. Alors qu'on rentre tous pour dire au revoir ou bonjour, elle hurle que le bébé arrive. L'étudiante se saisit d'un doigtier, l'enfile et commence à vouloir examiner la patiente en pleine contraction. En même temps que la jeune femme, je crie " NOOON", une réaction un peu trop brutale de ma part, mais je me pardonne après 12h de garde et une nuit blanche à canaliser une femme qui a mal et avec qui on partage confiance mutuelle. Elle n'a pas demandé à ce qu'on l'examine, et maintenant qu'elle est dans la salle de naissance, avec tout sur place, il n'y a plus aucun intérêt à l'examiner. Si elle accouche, on verra la tête sortir.
J'explique tout ça à l'étudiante qui, comme moi il y a quelques années, ne savait faire que des accompagnements de femmes avec une péridurale. Mais là, ce n'est pas la même chose. C'est la nature même qui fait les choses, et nous sommes beaucoup moins acteurs; il s'agit de faire confiance à cette femme, de la suivre en ne perdant jamais de vue les risques et les actes indispensables pour garantir sa sécurité. Elle, elle nous fait confiance pour respecter ses choix et sa santé.
En voilà une longue histoire. Nous faisons environ deux accouchements sur une garde de 12h, mais certaines naissances comme celle de cette femme marquent définitivement. Aujourd'hui en france, les accouchements sans péridurale sont rares, et mal accompagnés, comme j'ai pu l'admettre lors d'un débat avec des journalistes de la santé sur twitter. Mais pourquoi mal accompagnés? Ces journalistes disaient que c'est parce que nous devions "faire du rendement", "faire du chiffre" et que nous, sage-femmes, nous incitions les femmes à prendre la péridurale. Certes, un accouchement sans péri nous prend 3 fois plus de temps qu'un autre avec une péridurale. Nous sommes déjà en surcharge de travail avec les restrictions budgétaires drastiques des établissements qui préfèrent acheter des machines et créer des locaux plutôt que des contrats avec des personnels, et oui, si j'avais eu trois autres patientes à prendre en charge en même temps, je n'aurais pas pu l'accompagner autant.
Je n'ai pas l'impression que cela m'influence pour autant. Je n'aurais pas forcé cette femme à prendre la péri parce que j'ai trop de travail. Je sais que je lui ai dit trop souvent "qu'elle pouvait prendre la péri n'importe quand", mais ce n'est pas parce que je dois faire du chiffre. C'est que c'est difficile psychologiquement de voir quelqu'un souffrir toutes les deux minutes pendant 5 heures d'une douleur équivalente à celle de l'amputation d'un doigt sans pouvoir rien y faire. J'aimerai bien que ces journalistes de la santé puissent accompagner une femme qui souffre comme ça, pour voir ce que ça créé comme sentiment. Les accouchements sans péri sont rares, et nous sommes par conséquent moins habitués à prendre en charge la douleur autrement, c'est destabilisant. C'est difficile moralement. Et cette douleur morale qu'on ressent en tant que sage-femme face à une telle souffrance, elle s'atténue avec le temps et l'expérience, mais encore faut-il que les femmes souhaitent en passer par là.
A toutes les mamans qui souhaitent accoucher "naturellement" et "à la maison", je tiens à vous dire qu'en tant que sage-femme j'ai vu suffisament de situations dramatiques à l'hôpital pour ne pas conseiller d'accoucher à la maison. Mais on peut accoucher naturellement, il suffit de le vouloir. Même une salle de naissance "physiologique" n'est pas nécessaire; il suffit de tomber sur une sage-femme qui prendra son pied à voir la nature la plus simple agir et de se préparer à endurer une douleur terrible et de savoir s'entourer d'une personne que la douleur n'effraiera pas (et le conjoint n'est pas forcément le plus à même de supporter de voir la personne qu'il aime se faire amputer d'un doigt toutes les deux minutes). Peut-être que vous trouvez que je cherche à vous faire peur? Je pense au contraire que si on se lance dans ce projet, il faut savoir que ça fait mal. Le nier, c'est mal se préparer à recevoir la douleur et l'accepter. C'est un très gros travail sur soi.
Une petite Clarisse est née 1h plus tard. Les accouchements sans péridurale sont les plus beaux qui soient. La douleur et les émotions sont si fortes, le stress, l'angoisse, l'impatience, puis le soulagement, le bonheur, l'amour, que j'en pleure souvent. Et tant pis, c'est cucu, c'est ridicule mais oui, moi j'aime vivre et travailler dans ces bains d'émotion où on ne comprend pas ce qu'on vit et ce qu'on ressent.
Mais je pense que si j'accouche... je prendrai la péridurale.