"L'arabe du coin", c'est comme ça que nous l'appelons. Il n'y a là dedans rien de raciste ou de stéréotypé... ou si peu. Je pense qu'il est Tunisien. Ou Marocain. Non... en fait il est sûrement Algérien, puisque de source sûre - des Algériens eux-mêmes qui ont tenu à rétablir la vérité* , l'arabe du coin est une expression qui désignait les Algériens de Paris.
En bas de chez nous, il y a un viveco où nous faisons nos courses quand on a la flemme de marcher 10 min de plus pour aller à Carrefour. Les prix sont faramineux, il ne faut pas vouloir y faire ses courses de la semaine, mais peu à peu, je me suis attachée à ce vieux bonhomme un peu bedonnant qui sourie avec les yeux. Au début, je ne l'appréciais pas trop, il était renfermé et à la limite de l'aimable, et il faut dire que les Viveco rayonnent pas de l'ambiance propre et joliment agencé d'une très grande surface. Et puis dans ce magasin, je suis toujours toute seule à faire mes courses. Il n'y a jamais personne qui parcourre les rayons avec moi, ça fait bizarre. Mais cela fait 2 ans qu'on voie l'arabe du coin régulièrement, et maintenant nous entretenons une de ces relations particulières de client à vendeur où un bonjour appuyé d'un regard et d'un sourire signifient plus qu'une simple formalité. N'imaginez rien de graveleux, je veux juste dire qu'on se reconnaît. C'est tout.
Je vous parle de lui, parce qu'aujourd'hui nous avons échangé plus qu'un traditionnel "Vouspouvezprendreunpaniersivousvoulez - Nonnonçaira". Je m'acharne effectivement assez bêtement à prendre les produits dans mes bras, pour me forcer à pas trop acheter - non sans déconner, vous pouvez pas comprendre tant que vous avez pas vu les prix. Il m'a avoué une fois qu'il avait peur que je casse une bouteille. Moi? Faire tomber des trucs fragiles? JAMAIS monsieur, c'est mon métier de ne rien faire tomber par terre !
Hier, je n'avais pas assez de monnaie pour payer ce que j'avais choisi, et j'avais oublié ma CB. Alors que nous nous efforcions de trouver quels produits enlever pour arriver à 14€, nous parvenons enfin à arriver à un total de 14,60€. Soit donc 60 cent de plus que ce que je pouvais payer.
OUAIS OUAIS cette histoire est passionnante. J'vous embête d'abord.
Alors, gracieusement, avec un petit regard pétillant, il me dit que je le rembourserai la prochaine fois que je viendrais. Mon coeur s'est envolé, ça y était ! Avec ces mots il venait de signer le pacte de la confiance! Il me faisait crédit, alors que dans tous les magasins depuis que je suis petite je vois marqué "nous ne faisons pas crédit". Il me donne mon ticket avec le 60cent entouré au bic rouge en me disant qu'il me connaissait maintenant et que ça ne posait vraiment pas problème.
Ce matin, en allant chercher mon pain de bonne heure, je suis repassée devant le Viveco. Il prenait l'air, et m'a dit bonjour de loin.
"Bonjour monsieur ! J'ai vos 60 centimes!
- Oh, ce n'était pas pressé vous savez.
- Oui non mais je n'aime pas trop devoir de l'argent comme ça. Et puis je vais acheter quelque chose aussi."
En rentrant, sa femme me sourie. Bizarrement, elle ressemble à une indienne je trouve. Enfin je sais pas si c'est bizarre, après tout un tunisien et une indienne peuvent se mettre ensemble en couple en France, j'vois pas pourquoi ça serait bizarre. Mais à chaque fois que je la voie - elle est moins souvent là, elle fait juste l'ouverture et la fermeture - je me dit "c'pas possible que lui soit indien." Cherchez pas, je me pose beaucoup de questions sur de nombreuses choses, et les nationalités en font partie. Je les vois bien avoir un fils unique de 28 ans , peut-être même que je l'ai vu une fois l'année dernière.
Je retourne à la caisse avec les bras chargés de café, de compote et de semoule, soit la base de mon régime alimentaire. Ajoutez-y de la ratatouille, des flageolets, des haricots verts, des yaourts et du raisin sec pour les jours de fête. Ce que j'aime, dans ce Viveco, c'est le rangement, qui est particulier: c'est tout petit, il n'y a pas suffisament de rayonnages pour faire de jolis dégradés de types de produits comme à carrefour. Les raisins secs sont donc voisins immédiats de la langue de boeuf en boite, le thé chinois avec la confiture de fraise. Les packs de bières sont posés à même le sol en devanture, et les pâtes font face au PQ et au gel douche. Des rayonnages réfrigérés ont été éteints et laissés en l'état pour contenir les jus de fruits - il y a le choix là par contre - et comble d'effort de diversification, ils ont même un MINUSCULE coin papeterie sans papier en tête de gondole.
Bref j'arrive à la caisse, une sorte de plaque aluminium où on pose les produits; il encaisse, rajoute les 60 centimes sur la note. Il me répète que c'était pas pressé, lorsque je paye.
"C'est juste que comme ça c'est clair entre nous, il n'y a pas de dette!"
Il rigole, et me dit en souriant :
"Mademoiselle, je me doutais que vous n'alliez tout de même pas fuir la France en me laissant cette ENORME dette!"
Je ris aussi, c'est vrai que je suis bête. Mais je ne regrette pas d'avoir joué un peu à la gourde sur cette histoire; ça m'a fait plaisir que lui et moi ne soyons pas de simples anonymes distants, et d'avoir partagé ce moment là. C'est cher? Et bien tant pis, pour le même prix j'achèterai moins qu'à Carrefour, je passerai un bonjour à l'arabe du coin et ça me fera plaisir !
* texte modifié le 17.04.11 suite aux réclamations de Yano et benabi tayeb